Il y a l’amour de la beauté des corps, ou celui de la beauté des âmes, de la beauté des gestes, de la beauté pure et eternelle. Il y a l’amour du prochain, mais surtout l’amour de la prochaine; l’amour de la beauté en soi, mais surtout de la beauté en elle.
La plupart des hommes sont des fidèles de la beauté des corps bien avant de devenir des apôtres de celle des âmes, et se contenteraient de perpétuer indéfiniment ce va-et-vient entre les corps et les âmes, ce transport à la verticale entrecoupé de belles horizontales, ce dessein d’une géométrie presque pure et presque éternelle. Cela, jusqu’à ce que l’impératif de la la conjugaison maritale mette fin à cet ancrage de la passion dans la chair, pour la suspendre précairement dans les contours incertains de l’âme de l’autrui, cette triste invention ayant mené, à travers l’histoire occidentale, à tant de confusion et de misère érotique.
L’érotisme conjugal souffre d’un mal fatal: l’oppression de la mémoire sous le règne de la continuité. Ce qui le ronge et le putréfie, c’est la certitude de l’inévitable répétition. La mémoire conjugale n’est pas évocatrice nourricière de nostalgies, mais véritable bourreau de l’esprit de découverte. À la fébrilité devant l’inconnu l’on substitue le spectre du revenant du trop familier. L’érotisme conjugal est excessif dans son abandon inéluctable et rongé de culpabilité au « rythme de la machinerie organique », il est excessif dans son espoir jamais satisfait de réinvention de soi. Alors que l’érotisme des amants transgresse et se nourrit ainsi de l’interdiction, l’érotisme conjugal la secrète comme une toxine. Le premier repose sur l’évasion, le dernier, sur l’emprisonnement. Alors que l’amour conjugal agit selon le principe du tiers exclu, en vertu du consentement à l’exclusivité possessive, l’amour interdit des amants et la séduction amoureuse sur laquelle il se fonde se jouent selon le principe du tiers inclu. Dans l’amour conjugal, le tierce est l’expression de l’altérité intrusive et voleuse; dans le flirt, il devient la boîte de résonnance de l’altérité spectatrice et joueuse.
Même l’amour des amants, une fois qu’il s’installe dans la répétition, aussi secrète soit-elle, commence à souffrir des mêmes maux que l’amour conjugal. Il est privé, alors que la séduction de ses début était cachée en pleine vue; il devient sérieux, alors que le flirt n’était qu’une mise en scène; il est fusionnel, alors que le flirt ne peut être qu’à fleur de peau. L’un se sauve dans l’évasion; l’autre se joue dans des esquives; l’un est intransigeant, l’autre, oecuménique; l’un est exemplaire et tragique, l’autre, exceptionnel et satyrique.
La maladie de l’amour, s’il y en a une, c’est la durée. Il n’est de vrai amour que l’amour des commencements. Ce n’est pour rien que l’on dit qu’on ne peut se dénuder qu’une fois devant l’être aimé; par la suite on ne fait que se déshabiller. L’amour-passion vieillit mal. Il ne peut être qu’enfantin, aussi pervers et aussi libre qu’un enfant puisse l’être. Il n’y a pas d’amour mature parce que la maturité, avec son penchant pour le compromis, est un trait de la domesticité et l’amour n’existe pas à l’état d’animal de compagnie; il ne peut être que sauvage. En réalité, on aime avec ses griffes et ses crocs. L’amour a besoin de liberté, de grands espaces, d’exister sans être pris en possession. Il n’appartient ni à l’un, ni à l’autre, ni aux deux ensemble; il est une fauve qui disparaît et vous hante quand bon lui semble. On n’apprivoise pas l’amour, ce n’est pas une bestiole d’intérieur. Pour le faire entrer dans la maison conjugale, il faudrait d’abord le tuer et seulement ensuite le plaquer au mur en trophée.
L’amour ne se vit pas dans la caresse oubliée, distraite et paisible; il se vit dans douleur de la morsure, dans l’effroi de l’esquive, dans la cruauté de l’abandon de tout espoir à une deuxième chance. Le fruit qu’est l’amour-passion est toujours cru et sa chair, toujours saignante, mais on arrive a y gouter en faisant fi des bonnes manières à table et non pas en les ignorant. L’amour est sauvage, oui, mais un sauvage noble, très éloigné de l’innocence rousseauiste.