La langue à quatre pattes

Certains peuples africains ont un mot pour chacune des pattes des animaux, tellement c’est important pour eux, lit-on dans « Conversations à Buenos Aires », dans un des dialogues entre Ernesto Sabato et Jorge Luis Borges, et les anglais doivent avoir un seul mot pour le chameau que les bédouins décrivent dans de centaines de mots.

Ce qui est réalité concrète, immédiate et essentielle pour un peuple n’est qu’une abstraction pour un autre. De plus, à l’intérieur même de ces territoires linguistiques jalonnés d’innombrables trajectoires individuelles, chacune unique dans l’espace-temps où elle se dessine, la langue de chacun prend corps pour se frotter aux langues des autres dans son propre rythme parfois sensuel, d’autres fois bêtement rumineux et placide, ou au contraire, happant les mots comme une chair chaude autour des os croquants d’une intention, d’un désir ou d’une haine.

Sur le territoire de cette langue toujours lointaine qu’est la langue étrangère, il y a des bêtes à la peau de rhinocéros dont je ne connais pas les mots qui désignent chaque patte, et dans la chair desquels je ne peux pas enfoncer mes crocs jusqu’à l’os. Ils me regardent à distance, d’au delà d’un mur de silence, prêts à me dévorer à ma première tentative de les approcher. Pour eux, mes paroles ne sont que des grognements, des hurlements, des cris sauvages d’une brute qui ne connaît pas les noms de chacune de leurs pattes. Et même si un jour j’apprenais ces mots si cachés, si secrets, il me resterait encore à apprivoiser les milliers de mots inconnus qui nomment les traces des pas furtifs de chacune de ces pattes. Comment pourrais-je un jour espérer de partir à la chasse de ces fauves que je ne sais même pas comment traquer?!

La langue étrangère est une langue que l’on explore en safari, que l’on n’apprivoise jamais, mais dont on s’approche juste assez pour se donner l’illusion d’une complicité dont elle ne peut être qu’indifférente, comme le sont les lions des réservations naturelles que l’on regarde de la hauteur des camionnettes, à travers les téléobjectifs des caméras, après qu’un guide nous les ait pointés parce que nos yeux ne savent pas où chercher ou quoi trouver. Êtes-vous déjà allé en safari et photographié les lions la nuit, quand ils guettent leur proie, quand ils l’attaquent, la déchirent, la dévorent? J’en doute. Tout ce que l’on peut saisir à travers les caméras, c’est l’ennui de la bête rassasiée, avec les mouches qui lui courent autour, signe d’une léthargie aussi proche de la mort que le sommeil. Tout ce que l’on peut espérer, c’est d’approcher le lion quand il dort. Sa férocité, on l’imagine, au mieux.

Est-ce que ça vous est déjà arrivé de vous laisser emporter par vos plus bas instincts dans une langue étrangère? On ne peut pas être féroce dans une langue étrangère. La férocité dans le langage exige une violence maîtrisée sans laquelle elle peut facilement exploser en cris de rage désarticulés. Sans cette maîtrise, les mots chargés d’adrénaline se mélangent en un vomissement de bile et de rage furieuse. On devient si ridicules à nos propres yeux à bégayer les mots de la fureur ou de la haine ou de l’envie de l’autre qu’on est forcé de se taire pour ne pas passer à l’acte; et quand on se tait, quand on se contient, c’est dans la langue maternelle qu’on le fait; c’est là qu’on fomente la revanche.  

La langue seconde est une langue de raison seulement dans la mesure où, de par sa récence et son schématisme, elle nous protège contre les bouleversements émotionnels, mais cette raison n’est que la raison de la prudence, de la retenue, de l’après-coup; elle n’est pas la raison de la repartie ou du mot d’esprit, des sous-entendus ou des ironies subtiles. Elle n’est pas tant une épée bien affûtée qu’on plante dans la vanité de l’autre après une belle esquive qu’elle est un lourd bouclier tourné vers nous-mêmes, pour contenir nos débordements affectifs. C’est une langue traîtresse qui nous abandonne à la première secousse de l’affect, nous laissant tituber à quatre pattes, comme un ivrogne dont la déchéance est totale, comme un enfant dont la curiosité est aveugle.   

 

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