{"id":32769,"date":"2018-06-02T08:13:47","date_gmt":"2018-06-02T12:13:47","guid":{"rendered":"https:\/\/paginiromanesti.ca\/?p=32769"},"modified":"2018-06-02T08:13:47","modified_gmt":"2018-06-02T12:13:47","slug":"langue-quatre-pattes","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/paginiromanesti.ca\/2018\/06\/02\/langue-quatre-pattes\/","title":{"rendered":"La langue \u00e0 quatre pattes"},"content":{"rendered":"

Certains peuples africains ont un mot pour chacune des pattes des animaux, tellement c\u2019est important pour eux, lit-on dans <\/span>\u00ab Conversations \u00e0 Buenos Aires \u00bb<\/span><\/i>, dans un des dialogues entre Ernesto Sabato et Jorge Luis Borges, et les anglais doivent avoir un seul mot pour le chameau que les b\u00e9douins d\u00e9crivent dans de centaines de mots. <\/span><\/h2>\n

Ce qui est r\u00e9alit\u00e9 concr\u00e8te, imm\u00e9diate et essentielle pour un peuple n\u2019est qu\u2019une abstraction pour un autre. De plus, \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur m\u00eame de ces territoires linguistiques jalonn\u00e9s d’innombrables trajectoires individuelles, chacune unique dans l\u2019espace-temps o\u00f9 elle se dessine, la langue de chacun prend corps pour se frotter aux langues des autres dans son propre rythme parfois sensuel, d\u2019autres fois b\u00eatement rumineux et placide, ou au contraire, happant les mots comme une chair chaude autour des os croquants d\u2019une intention, d\u2019un d\u00e9sir ou d\u2019une haine.<\/span><\/p>\n

Sur le territoire de cette langue toujours lointaine qu\u2019est la langue \u00e9trang\u00e8re, il y a des b\u00eates \u00e0 la peau de rhinoc\u00e9ros dont je ne connais pas les mots qui d\u00e9signent chaque patte, et dans la chair desquels je ne peux pas enfoncer mes crocs jusqu\u2019\u00e0 l\u2019os. Ils me regardent \u00e0 distance, d\u2019au del\u00e0 d\u2019un mur de silence, pr\u00eats \u00e0 me d\u00e9vorer \u00e0 ma premi\u00e8re tentative de les approcher. Pour eux, mes paroles ne sont que des grognements, des hurlements, des cris sauvages d\u2019une brute qui ne conna\u00eet pas les noms de chacune de leurs pattes. Et m\u00eame si un jour j\u2019apprenais ces mots si cach\u00e9s, si secrets, il me resterait encore \u00e0 apprivoiser les milliers de mots inconnus qui nomment les traces des pas furtifs de chacune de ces pattes. Comment pourrais-je un jour esp\u00e9rer de partir \u00e0 la chasse de ces fauves que je ne sais m\u00eame pas comment traquer?!<\/span><\/p>\n

La langue \u00e9trang\u00e8re est une langue que l’on explore en safari, que l’on n’apprivoise jamais, mais dont on s’approche juste assez pour se donner l’illusion d’une complicit\u00e9 dont elle ne peut \u00eatre qu’indiff\u00e9rente, comme le sont les lions des r\u00e9servations naturelles que l’on regarde de la hauteur des camionnettes, \u00e0 travers les t\u00e9l\u00e9objectifs des cam\u00e9ras, apr\u00e8s qu’un guide nous les ait point\u00e9s parce que nos yeux ne savent pas o\u00f9 chercher ou quoi trouver. \u00cates-vous d\u00e9j\u00e0 all\u00e9 en safari et photographi\u00e9 les lions la nuit, quand ils guettent leur proie, quand ils l’attaquent, la d\u00e9chirent, la d\u00e9vorent? J’en doute. Tout ce que l’on peut saisir \u00e0 travers les cam\u00e9ras, c’est l’ennui de la b\u00eate rassasi\u00e9e, avec les mouches qui lui courent autour, signe d’une l\u00e9thargie aussi proche de la mort que le sommeil. Tout ce que l’on peut esp\u00e9rer, c’est d’approcher le lion quand il dort. Sa f\u00e9rocit\u00e9, on l’imagine, au mieux.<\/span><\/p>\n

Est-ce que \u00e7a vous est d\u00e9j\u00e0 arriv\u00e9 de vous laisser emporter par vos plus bas instincts dans une langue \u00e9trang\u00e8re? On ne peut pas \u00eatre f\u00e9roce dans une langue \u00e9trang\u00e8re. La f\u00e9rocit\u00e9 dans le langage exige une violence ma\u00eetris\u00e9e sans laquelle elle peut facilement exploser en cris de rage d\u00e9sarticul\u00e9s. Sans cette ma\u00eetrise, les mots charg\u00e9s d\u2019adr\u00e9naline se m\u00e9langent en un vomissement de bile et de rage furieuse. On devient si ridicules \u00e0 nos propres yeux \u00e0 b\u00e9gayer les mots de la fureur ou de la haine ou de l’envie de l’autre qu’on est forc\u00e9 de se taire pour ne pas passer \u00e0 l\u2019acte; et quand on se tait, quand on se contient, c’est dans la langue maternelle qu’on le fait; c\u2019est l\u00e0 qu\u2019on fomente la revanche. \u00a0<\/span><\/p>\n

La langue seconde est une langue de raison seulement dans la mesure o\u00f9, de par sa r\u00e9cence et son sch\u00e9matisme, elle nous prot\u00e8ge contre les bouleversements \u00e9motionnels, mais cette raison n\u2019est que la raison de la prudence, de la retenue, de l\u2019apr\u00e8s-coup; elle n\u2019est pas la raison de la repartie ou du mot d\u2019esprit, des sous-entendus ou des ironies subtiles. Elle n\u2019est pas tant une \u00e9p\u00e9e bien aff\u00fbt\u00e9e qu\u2019on plante dans la vanit\u00e9 de l\u2019autre apr\u00e8s une belle esquive qu\u2019elle est un lourd bouclier tourn\u00e9 vers nous-m\u00eames, pour contenir nos d\u00e9bordements affectifs. C\u2019est une langue tra\u00eetresse qui nous abandonne \u00e0 la premi\u00e8re secousse de l\u2019affect, nous laissant tituber \u00e0 quatre pattes, comme un ivrogne dont la d\u00e9ch\u00e9ance est totale, comme un enfant dont la curiosit\u00e9 est aveugle. \u00a0\u00a0<\/span><\/p>\n

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