L’ultime déni de la différence: la maladie normalisée

Le dernier et le plus humble refuge de l’aspiration à la différence, le refuge dans la maladie, nous est refusé, dans la société du travail – car c’est ce n’est sûrement pas dans la société des loisirs que nous visons – non seulement par la médecine moderne qui nous soumet aux mêmes doses universelles d’antidépresseurs, sans s’intéresser au sujet que nous sommes, seulement aux symptômes, mais aussi par les formes dites alternatives de « guérison » – le naturisme, la méditation, le yoga – qui aspirent naïvement à la dissolution du Soi et qui ignorent totalement les symptômes, aucune des deux n’accordant droit de cité à la souffrance.

Pourquoi la souffrance est-elle si vivement répudiée autant par la médecine moderne avec ses analgésiques opioïdes que par les formes alternatives de guérison, avec leurs systèmes d’anéantissement du Moi porteur de souffrance? C’est parce que la souffrance oblige à la solitude, état privilégié où l’on se retourne vers soi et l’on remet en question nos certitudes, alors que le bonheur se vit toujours à plusieurs, se réclame partagé comme un gâteau d’anniversaire et qu’il oblige à la fuite vers le lieu commun, là où tout est moins réflexif, plus facile à contrôler. On n’en veut pas d’une société de solitaires, même si, dans l’absolu, on en est une. On ne veut pas que les gens, lorsque souffrants, se replient sur eux-mêmes, se retirent de la vie publique ou productive, de la vie qui se baigne dans l’interdépendance.

La souffrance est singulière, exceptionnelle, dernier rempart de notre unicité encore non conquis par les idéologies de massification, seul recoin de notre existence privée encore à l’abri du regard publique. Elle est incompatible avec la promesse de jouissance collective que le monde moderne a faite aux masses en échange de l’abandon de l’individualité. Parce qu’il ne faut pas se tromper : l’individu a été remplacé par les masses et avec l’individu ont disparu les malades; il n’en reste que les maladies.

La désignation même de “patient” est en train de disparaître, parce que le patient est celui qui pâtit, qui souffre, qui subit les désagréments de la maladie, alors que, dans la médecine moderne, il doit devenir un “client” qui est censé, paradoxalement, jouir des services marchands de la médecine restauratrice. Cette dernière fonctionne de plus en plus selon un paradigme mécaniste similaire à celui du garagiste où l’on stationne la voiture pour la vérification annuelle, pour un changement d’huile ou de pneus ou, dans des cas plus sévères, pour un travail plus soutenu au moteur, à la direction ou la transmission. Notre corps est une extension de notre existence au même titre que la voiture; le retour au dualisme cartésien n’a jamais été plus accompli, tout en étant plus ouvertement nié, car si l’on efface la souffrance, on nie le sujet qui souffre.

Le médecin est devenu un consultant qui n’intervient que très tard dans le processus de diagnostic, après que des prélèvements aient été faits par les infirmières et des tests performés par des techniciens, et qui ne touche presque jamais l’Objet qu’avec des gants de criminologue, soucieux comme il est de ne pas contaminer les lieux du crime qui est la souffrance. Il ne parle presque plus au patient puisque la médecine, dans ses ambitions objectivistes, n’a plus besoin du ressenti de ce dernier, si peu fiable dans sa subjectivité multiculturelle.

Quand, enfin, il daigne de parler, il s’exprime en probabilités, laissant au patient devenu Sujet transitoire pour l’occasion, le choix, et donc la responsabilité, de son propre plan de traitement: “vous pouvez choisir la chirurgie, et dans ce cas les chances de réussite sont de 75%, ou vous pouvez choisir de ne rien faire, et dans ce cas il y a un risque de 75% que le cancer atteigne la métastase dans les douze prochains mois”.

Il n’y a pas plus clair que ça, vous direz. Il devrait être facile pour le client de décider. Et vous, si vous étiez à la place de ce malheureux client, que choisiriez-vous? Changez les pourcentages de plusieurs façons – 50% et 75%; 50% et 50%; 90% et 25% … – et vous verrez que la décision n’est jamais facile, tant et aussi longtemps qu’il y a le moindre risque de mourir sur la table d’opération; et le risque demeure toujours!

Alors on vous fait jouer le jeux des probabilités, et nous ne savons que trop bien combien mauvais nous sommes à ce jeu, surtout quand il est question de vie et de mort. C’est ainsi que la médecine prend distance dans ses rapports à l’humain en y interposant d’abord les statistiques avec leur jeu cynique de chances et de risques et ensuite, une fois que les jeux sont faits et que vous avez décidé, la machine, (soit elle technologique ou bureaucratique) non plus de guérison, mais de récupération: les patients sont récupérés progressivement, comme des systèmes cybernétiques dont on vient de faire une mise à jour des fonctionnalités ou un dévirussage; ils sont rétablis tant bien que mal à l’état d’agents productifs de la société.

L’objectif est qu’ils passent le moindre nombre de jours à l’état non-productif, qu’ils reviennent sur le “plancher des vaches” aussitôt que possible. Minimiser les temps-morts, dirait-on dans le langage du productivisme, et ce serait très à propos, car que sont les malades sinon des morts vivants aux yeux creux que l’on tient à l’écart jusqu’à la résurrection promise?!

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